retour Accueil L'appel de la sirène
L'accoutumance au travail
(Danièle Linhart)

Monographie de 1975 parue dans l'ouvrage “ L'APPEL DE LA SIRENE ”

Le texte suivant est extrait de l'ouvrage “ L'appel de la sirène ; l'accoutumance au travail ” de Danièle Linhart, sociologue (éditions “ le sycomore ” 1981). Le but n'étant pas de reproduire l'ouvrage complet, j'ai recopié intégralement le chapitre 7 consacré à l'A.O.I.P. de 1975 (date d'un stage de l'auteur). A la fin, un paragraphe évoque les événements de 1979. D'autres chapitres sont consacrés aux Scop en général (6. La Coopération ouvrière, un idéal ambigu), ainsi qu'à 2 autres Scop : l'imprimerie parisienne l'Ere nouvelle (70 personnes) et les Chantiers de Rochebrune (115 personnes).

J'ai obtenu l'aimable autorisation de l'auteur pour la publication de cet extrait.

7. L'A.O.I.P. : DE LA NUIT DU 4 AOUT A LA NORMALISATION

La monographie que l'on propose ici est celle de l'A.O.I.P., l'Association des Ouvriers en Instruments de Précision. Fondée en 1896 par quelques membres de la chambre syndicale des ouvriers en instruments de précision, elle est actuellement avec ses 4 665 travailleurs la plus grande coopérative ouvrière française et même mondiale. C'est aussi l'une des plus anciennes.
Elle contribue à sa façon à alimenter la “ rentrée sociale ” de la coopération ouvrière, en nourrissant l'actualité des graves menaces qui pèsent sur sa survie. Mais n'anticipons pas.
Spécialisée surtout dans la téléphonie qui représente les 4/5 de ses activités, l'A.O.I.P. était présentée en 1975 (date à laquelle j'effectuais le stage d'observation participante1) par ses responsables comme le plus petit des cinq grands en France de la commutation téléphonique dont elle couvrait 5% environ du marché.

L'entreprise

C'est en effet sous l'angle d'une entreprise comme les autres que l'on peut présenter dans un premier temps l'A.O.I.P., étant donné l'importance de ses activités et de son poids sur le marché.
Outre celle de la téléphonie, l'A.O.I.P. possède les divisions “ Mesures ”, “ Navigation ” et “ Industries ” qui correspondent à un effort de diversification des activités.
Passons rapidement en revue chacune de ces divisions pour situer son importance relative, le type de technique qu'elle utilise et les clients qu'elle intéresse. Tous les chiffres qui suivent concernent l'année 1975.

“ La Téléphonie ”.

L'A.O.I.P. a été agréée en 1905 par les P.T.T. qui constituent le client primordial. En 1920, les P.T.T. ont sélectionné le “ multiple extensible ”, mis au point par l'A.O.I.P. qui équipe pratiquement tous les centraux de villes moyennes. L'A.O.I.P. est en France la première société à avoir abordé sous l'égide du Centre National des Télécommunications, les techniques de communication temporelle du système Platon et elle participe à l'étude et au développement des systèmes français de commutation électronique. Depuis 1973, les marches passés avec d'autres clients que les P.T.T. s'amplifient. Il s'agit notamment de la Défense Nationale (équipements électromécaniques classiques de la plupart des bases aériennes), du Privé Administratif et du Privé pur (équipements téléphoniques de la Caisse des Dépôts et Consignations, de la Tour Nobel, de la Défense...) La division “ Téléphonie ” regroupe la direction technique (378 personnes), le service commercial et le service de fabrication, lui-même composé de quatre sections, les méthodes, les stocks, le Bureau de préparation du travail, et la production. Celle-ci rassemble un effectif moyen de 3 365 personnes y compris les chantiers, le service de dépannage, les ouvriers à domicile et les intérimaires.

“ Les Mesures ”

La vocation de fabricant de matériel de précision de l'A.O.I.P. devait aboutir en 1924 à la création d'une division “ Mesures ” et plus précisément de mesure électrique. Dès le départ, l´A.O.I.P. se lance dans les matériels de haute précision nécessitant une technologie avancée : boîtes de résistance, potentiomètre, appareils de mesure électrique. En 1941, l'A.O.I.P. se dote d'une section électronique. Toutes les divisions sont structurées sur le même mode que la division “ Téléphonie ” ; la division “ Mesure ” comprend un service commercial, un service technique qui regroupe 15 personnes, et un service de fabrication qui regroupe 102 personnes.

La “ Navigation ”

La division “ Navigation ” est créée en 1936 pour répondre à la demande de la Marine Nationale qui recherche une société apte à fabriquer en France des gyrocompas. De la reconstitution, de la flotte française à la Libération jusqu'en 1959, l'A.O.I.P. équipera près de 80% de la flotte militaire et marchande française. L'A.O.I.P. continue de distribuer en France ce gyrocompas en lui adjoignant des équipements électroniques complémentaires. L'A.O.I.P. a également mis au point des équipements terrestres dérivés des gyrocompas alliant l'électronique à la mécanique de haute précision, en particulier en navigation terrestre à usage militaire.
Cette division travaille essentiellement pour la Marine Marchande, la Marine Nationale, la société Electronique Marcel Dassault et l'Armée de Terre.

La Division “ Industries ”

En 1954, l'A.O.I.P. a créé une division “ Basse Tension ” chargée de mettre au point et de commercialiser un nouveau démarreur pour moteur industriel asynchrone de 2 à 1 000 chevaux. Le chiffre d'affaires dans ce secteur a doublé en cinq ans. En 1975, l'A.O.I.P. couvre environ la moitié du marché français des démarreurs de moteurs asynchrones et réalise 35% de son chiffre d'affaires à l'exportation.

Vue d'ensemble sur l'A.O.I.P.

De 1967 à 1975, l'A.O.I.P. connaît une expansion impressionnante que traduit un fort accroissement des effectifs. En 1967, 750 personnes y travaillent. En 1972, on en trouve 3 000 et 4 500 en 1974. Cette expansion et l'augmentation de l'embauche qu'elle entraîne nécessite l'installation de nouveaux établissements. L'A.O.I.P. jusqu'alors essentiellement parisienne, décide de procéder à ces installations dans le cadre d'une politique de décentralisation.
Vers l'Ouest, à Guingamp où l'usine nouvellement implantée constituait en 1975 la principale industrie de la ville avec ses 1400 travailleurs, à Morlaix où 700 personnes sont regroupées. Vers le Sud à Béziers et Toulouse. L'activité de ces usines de province correspond exclusivement à la fabrication de matériel de Télécommunications.
On installe dans le même temps des ateliers de montage de matériels téléphoniques à Evry et à Rungis, et l'on diversifie les installations parisiennes : l'ensemble de la division “ Mesures ”, avec ses ateliers de production se regroupe dans la rue du Chevaleret (13e arrondissement). La Tour de Lyon abrite la direction, les services techniques et commerciaux de la division “ industries ”.

II reste dans la rue Charles Fourier (13e) siège de l'A.O.I.P. :

— la direction générale et les services administratifs : comptabilité générale, comptabilité industrielle et de prévision budgétaire, service informatique, service du personnel pour l'ensemble de la société, service des approvisionnements.
— la direction et les services commerciaux et techniques de la division; “ Téléphonie ”: service prototypes électromécaniques et électroniques, services prévision, méthode et mécanisation, service contrôle général de fabrication, laboratoire de recherches, etc. ainsi que certains ateliers de montage.
— l'ensemble des services de la Division “ Navigation ”, y compris les ateliers de production.
— une partie des ateliers de pièces détachées pour toutes les divisions et toutes les unités de production y compris celles de province.
C'est dans ces locaux de la rue Charles Fourier que le stage d'observation participante fut mené en 1975 pendant cinq semaines. J'y ai passé trois semaines comme O.S. dans un atelier de montage et deux semaines de contacts et d'interviews, avec les responsables des différents services. Ce stage s'est renforcé d'une série de vingt entretiens non directifs auprès de travailleurs de l'A.O.I.P.

La coopérative

Si l'on peut présenter l'A.O.I.P. sous l'angle d'une entreprise comme les autres, elle en est différente cependant dans la mesure où elle est constituée en coopérative ouvrière. Même si le cheminement est long, des textes qui la régissent à la réalité.

L'Administration et le pouvoir

L'A.O.I.P. a adopté des statuts conformes aux statuts types de la Confédération française des SCOP qui définissent les sociétés de production anonymes à capital et personnel variables : la société est administrée par un Conseil composé de 3 à 12 membres nommés au scrutin secret par les sociétaires réunis en Assemblée Générale. La durée de fonction des administrateurs est de 3 ans, le Conseil est renouvelable par tiers tous les ans. Il nomme parmi ses membres, pour la durée de son mandat d'administrateur, un Président qui assume-sous sa responsabilité personnelle la direction générale de la société. Sur sa proposition, le Conseil peut pour l'assister lui adjoindre un ou deux directeurs généraux, soit membres du Conseil d'Administration, soit choisis hors de son sein. Le Conseil d'Administration a les pouvoirs les plus étendus pour agir au nom de la société, notamment nommer et révoquer tous les agents, ouvriers et employés de la société, fixer leurs traitements, leurs salaires, fixer les dépenses générales d'administration et régler les approvisionnements.
Le Conseil doit déléguer au Président, et s'il y a lieu aux directeurs généraux, tous pouvoirs nécessaires pour l'administration courante de la société et l'exécution des délibérations du Conseil. Les pouvoirs attribués aux directeurs généraux ne pourront jamais excéder ceux du président.
Une fois par an, l'Assemblée Générale des Sociétaires entend le rapport des administrateurs sur les affaires sociales et la présentation des comptes d'exploitation, des pertes et profits du bilan ; elle entend également le rapport de la Commission de contrôle, ainsi que celui du Commissaire aux comptes. l'Assemblée approuve ou redresse les comptes et fixe la répartition des bénéfices conformément aux statuts. Elle se prononce souverainement sur tous les intérêts de la société et confère au Conseil les autorisations nécessaires pour tous les cas où les pouvoirs à lui attribués seraient insuffisants.
De ces textes on pourrait déduire la toute puissance, dans la société, du Conseil d'Administration et de son Président. Dans la réalité, l'A.O.I.P. présente la particularité d'une double filière d'autorité et d'exercice du pouvoir ; mais de poids inégal. D'un côté les structures types de la coopérative, c'est-à-dire un Conseil d'Administration élu par l'Assemblée Générale des Sociétaires, et composé de 8 membres (qui représentent sociologiquement le tiers médian de l'entreprise avec deux agents de maîtrise, deux cadres moyens, un directeur administratif, un ingénieur chimiste). De l'autre un tandem de deux directeurs généraux, dont l'un est adjoint, imposés par les banques et totalement extérieurs au monde coopératif puisqu'ils ne sont même pas sociétaires.
De l'aveu même des sociétaires, des administrateurs et de leur président, ce sont les directeurs généraux qui détiennent la réalité du pouvoir dans l'entreprise, le Conseil d'Administration se contentant d'être le garant d'une politique “ humaine ” dans l'entreprise. Le Président du Conseil d'Administration se décrit lui-même volontiers comme un pape, chargé en quelque sorte de promouvoir et de conserver l'idéal coopérateur dans l'entreprise. Le Conseil lui-même n'a pas plus de pouvoir. De nombreux et importants domaines lui échappent totalement comme le droit d'embaucher ou de débaucher, la fixation des salaires, et les décisions d'ordre technique.
Si le Président lui-même se décrit comme pape, le directeur général adjoint compare le rôle du Conseil d'Administration à celui de la reine mère à laquelle on réserve le droit de contrôle, mais pas celui de prendre des décisions. La politique générale est entièrement du ressort de la Direction Générale. Le Conseil d'Administration ne joue que le rôle de liaison entre les sociétaires et la Direction ; il n'intervient qu'en cas de conflit aigu comme ombudsman.
En mesurant la faible étendue du pouvoir qu'exercé le Conseil d'Administration dans les affaires de L´A.O.I.P., on imagine combien peut être formel le pouvoir des sociétaires.
Les administrateurs expliquent ce retrait flagrant du Conseil d'Administration par rapport à la Direction Générale en se fondant sur la complexité des problèmes que pose une entreprise si importante, et sur la différence qui peut exister entre les amateurs qu'ils sont et les professionnels que sont les deux directeurs généraux.

Une organisation complexe et hiérarchisée

Le bilan coopératif révèle l'importance du personnel non directement productif, qui correspond aux postes “ charges de structures ” et “ frais généraux ”, par deux chiffres significatifs : le nombre d'heures travaillées par l'ensemble de l'effectif soit : 6.957.600 et le nombre d'heures travaillées par le personnel direct, soit : 4.407.000. Autrement dit, plus de 230.000 heures sont travaillées à des fins que l'on peut qualifier de bureaucratiques.
D'autres chiffres du bilan coopératif évoquant la structure de la pyramide hiérarchique qui s'étoffe très largement dans sa partie inférieure. Sur un effectif stable (constitué de salariés de plus de deux ans d'ancienneté) de 2.745 personnes, on trouve 1.205 Ouvriers Spécialisés, pour 283 cadres et ingénieurs.
II existe un nombre impressionnant de catégories pour les qualifications. C'est ainsi que pour les ouvriers il y a trente catégories, elles-mêmes subdivisées en sous catégories. Pour les collaborateurs, il y a plus de cent catégories. Cette hiérarchie qualificationnelle s'accompagne évidemment d'une hiérarchie des salaires.
Voici pour les ouvriers, la structure des effectifs et des salaires. Il s'agit de salaire moyen par catégorie :

    Femmes2 Hommes
    Travail au temps Travail au rendement Travail au temps Travail au rendement
Ouvriers Spécialisés 2ème échelon Effectifs 140 108 201 64
Salaire moyen 1.904 Frs 2.080 Frs 1.859 Frs 2.050 Frs
           
P1 Effectifs 71 39 127 16
Salaire moyen 2.112 F 2.321 F 2.040 F 2.347 F
           
P2 Effectifs 0 0    
Salaire moyen - - 2.399 F 2.643 F
           
P3 Effectifs 0 0 Total 63
Salaire moyen - - 2.736 F 2.869 F
           
P'3 (Maîtres Ouvriers) Effectifs 0 0 37 4
Salaire moyen - - 3.137 F 3.073 F

Chez les contremaîtres, il existe cinq catégories ; la moyenne des salaires varie de 2.569 F à 3.620 F. Jouent également comme facteur, l'ancienneté et la catégorie de travailleurs à diriger.
Pour les cadres (ils sont 283 dont 250 a Pans), le salaire varie de 3.500 F à 9.000 F ; il n'existe pas de salaires fixes selon les catégories. C'est la direction générale qui attribue les salaires suivant les résultats des cadres et sur proposition des chefs de service. “ C'est un peu d'après la tête du client, à la côte d'amour ” commente un cadre. Pour les collaborateurs, ils sont 1.200, je ne dispose pas de la grille des salaires. Je peux cependant citer un exemple, un agent de production, avec une ancienneté de 10 ans et qui reçoit un salaire de 2.100 F (net) pour 41 heures.
Si l'on prend, au sein de l'A.O.I.P., les deux salaires extrêmes, soit 1.521 (prime fixe incorporée) pour un manutentionnaire, et 24.000 F pour les directeurs généraux, on obtient l'éventail très ouvert de 1 à 16. Il faut cependant noter que les salaires minimums ouvriers sont régis par les conventions collectives, et qu'il n'existe pas de rémunération au S.M.I.C. Quant aux salaires dans leur ensemble, ils correspondent à la moyenne pratiquée dans la profession de la téléphonée.
Cette structure profondément hiérarchisée des qualifications et des salaires influence profondément les caractéristiques du sociétariat à l'A.O.I.P.. Au fur et à mesure que l'on descend dans la hiérarchie, le pourcentage des sociétaires diminue3. On trouve une première rupture entre le groupe des cadres (65% de sociétaires) et celui des employés, techniciens, contremaîtres (46% de sociétaires) ; on note ensuite une deuxième rupture encore plus forte entre ce dernier groupe et celui des O.S. et manœuvres où le pourcentage des sociétaires tombe à 14%. Or le groupe des O.S. et manœuvres représentait à l'époque 1.205 salariés aptes à devenir sociétaires sur un total de 2.745. Leur importance dans la masse des salariés explique le faible taux de sociétariat, inférieur à 30% à l'A.O.I.P.
Un éventail des salaires très ouvert doublant une hiérarchie qualificationnelle très étudiée, le faible succès du sociétariat, l'existence d'un pouvoir officiel non coopératif dans l'entreprise, tout cela constitue un faisceau de caractéristiques qui ne peuvent apparaître que pathologiques par rapport à l'idéal de la coopération ouvrière, et situer l'A.O.I.P. en marge des coopératives.
Pourtant, il semble bien que l'A.O.I.P. n'ait fait que porter à leur terme toutes les contradictions qui sont contenues en germe dans chaque coopérative ouvrière naissante. C'est du moins l'évidence qui semble se dégager de l'analyse de l'histoire de l'A.O.I.P.

HISTORIQUE DE L'A.O.I.P.4

1896-1947 : une Scop pure et dure

C'est en 1896 que l'A.O.I.P. est fondée par huit ouvriers en instruments de précision, tous syndiqués. C'est une époque faste du mouvement ouvrier puisqu'en 1896 a été constituée la Confédération Générale des Travailleurs ; l'un des fondateurs de la C.G.T., Briat, participa d'ailleurs à la création de l'A.O.I.P. dont il resta administrateur toute sa vie.

L'avant-garde de l'élite ouvrière.

Les fondateurs avaient tous en commun un métier très qualifié, (mécanique, appareil photo, téléphonie, appareil morse), l'appartenance à une coopérative de consommation “ Avenir de Plaisance ” qui regroupait jusqu'à 2.000 familles, et une activité de militant syndicaliste qui n'était pas sans leur causer des problèmes d'embauché dans les entreprises patronales. La coopérative à ses débuts ne pouvait offrir du travail et ses fondateurs suivant les fluctuations des commandes s'embauchaient chez un patron, ou venaient travailler à l'A.O.I.P. En 1898, ils étaient 6 puis 9 à y travailler ; en 1900, 9 puis 13 ; en 1902, 14 puis 32. Ce n'est qu'en 1914 que tous les fondateurs ont pu entrer dans l'A.O.I.P. qui compte alors 183 salariés. A cette date, en effet, les problèmes financiers sont surmontés grâce entre autre, à un soutien gouvernemental : en 1900, Paul Doumer cautionne un emprunt de 20.000 F à une banque et Millerand (Ministre du Commerce) institue à la demande de l'A.O.I.P. le droit de toucher des acomptes sur les commandes.
Le principe même qui est à l'origine de la création de la coopérative, est la volonté d'éliminer l'organisation parasitaire qu'impose le patronat, et de la remplacer par la solidarité ouvrière et l'égalitarisme. Aussi institue-t-on pour tous les sociétaires un salaire qui correspond à un salaire de P3. De fait l'énorme majorité d'entre eux sont des mécaniciens outilleurs équivalant P3. Le P.D.G. reçoit le même salaire, augmenté seulement d'une prime d'habillement. La politique sociale est également d'avant-garde. En 1905, on tente d'appliquer la journée de 8 heures pendant 6 jours. En 1907, pour des raisons financières, la journée de 8 heures est abrogée, par contre on introduit la première notion de rattrapage (une heure par jour). En 1913, on applique la semaine anglaise, c'est-à-dire le samedi après-midi libre. Pendant la guerre de 1914-18, on crée l'école de formation professionnelle et constitue une caisse de retraite. En 1925, on instaure une semaine de congé payé et en 1927 un conseil de discipline paritaire pour la défense de l'emploi reconnaît le droit au travail des sociétaires.
L'ambition des sociétaires est de préserver l'aspect artisanal de leur travail, l'aspect privilégié de la belle œuvre qu'on accomplit.

De l'élite ouvrière à la caste

En fait, jusque vers 1933-37, les sociétaires ont réussi sur presque tous les plans : économiquement, l'A.O.I.P. a su surmonter toutes les difficultés et grandir régulièrement, les avantages sociaux sont nombreux, la qualité du travail toujours respectée. Cependant, une première brèche s'est déjà ouverte : sous la pression des événements, notamment la guerre 14-18, les activités se tournent vers le matériel de guerre, qui ne requiert pas des travailleurs très qualifiés ; l'A.O.I.P. est contrainte d'embaucher des non-professionnels non mobilisables qui constitueront un corps étranger d'auxiliaires.
Après l'homogénéité socioprofessionnelle, c'est l'homogénéité politico-syndicale qui se brise avec la scission C.G.T-C.G.T.U. Mais cette rupture est colmatée par la décision proclamée des ouvriers qu'ils sont coopérateurs avant d'être syndicalistes. Par contre, le corps étranger d'auxiliaires va grandir à nouveau pendant la deuxième guerre avec l'irruption dans les ateliers des femmes, jusqu'alors totalement exclues. Ceux qui n'étaient auparavant qu'un groupe d'ouvriers solidaires déterminés par la pureté de leurs principes coopérateurs, deviennent peu à peu une oligarchie aux allures de mafia. Les ouvriers sociétaires qui dirigent et dominent l'A.O.I.P. adoptent une attitude très méprisante pour tous ceux qui ne font pas partie de la caste des outilleurs-mécaniciens, qu'ils soient O.S. ou cols blancs et auxquels ils refusent l'accès au sociétariat.
Par leur volonté de conserver à tout prix leur homogénéité originelle en excluant les nouveaux venus du sociétariat, ils créent une discrimination insupportable.
Par leur désir de préserver jusqu'au bout le côté artisanal de leur travail, ils courent à la catastrophe financière : alors que partout ailleurs la morcellisation du travail se généralise pour augmenter la productivité et la rentabilité, les coopérateurs P3 refusent de suivre cet exemple. En 1939, ils soudent encore eux-mêmes, pendant que dans les maisons concurrentes un personnel non qualifié est spécialement employé aux tâches de soudure.
Par leur souci de purisme égalitaire, salaire unique pour tous les P3, ils se privent des ouvriers les plus compétents qui sont nombreux à quitter la coopérative pour trouver des salaires plus élevés dans les entreprises concurrentes capitalistes.

La nuit du 4 août

La situation se détériore jusqu'à aboutir en 1948 à un état de quasi-cessation de paiement. L'A.O.I.P, a besoin alors de six millions d'anciens francs. Le ministère des Finances accepte de les pourvoir mais en posant trois conditions essentielles : la suppression du salaire unique, l'ouverture du sociétariat à tous, et l'obligation de prendre des directeurs extérieurs aux sociétaires de l'A.O.I.P. Le noyau dur des P3, déchirés entre le désir de préserver leur petit monde homogène de sociétaires solidaires, et leur volonté de voir survivre leur entreprise, va céder finalement. L'Assemblée Générale des sociétaires accepte ce qui paraît être la seule chance de survie de l'A.O.I.P. Les sociétaires P3 renoncent à leurs privilèges, et mettent fin à leur domination corporative. Le sociétariat est désormais ouvert à tout le monde et sans contrainte syndicale (il était jusqu'alors obligatoire d'être syndiqué à la C.G.T. pour entrer à l'A.O.I.P. et accéder au sociétariat) : “ Maintenant le Conseil d'Administration est moins obtus que celui du temps des P3, du temps des mécaniciens ; il y a moins d'antiféminisme. Le problème des blouses blanches a été résolu. Maintenant, il y a moins d'esprit corporatiste ”, c'est en ces termes qu'un vieux syndicaliste commente l'évolution qui a fait éclater le carcan imposé par les P3.

L'ère nouvelle de l'A.O.I.P. : de 1948 à nos jours

L'ère nouvelle commence avec l'installation de deux directeurs généraux, extérieurs au mouvement coopératif. L'un, le directeur général, était entré peu de temps auparavant, à titre de conseiller de la C.E.G.O.S. ; l'autre, le directeur général adjoint est l'actuel directeur général. Ensemble, ils vont orchestrer le sauvetage de l'entreprise qui continuera de grandir progressivement jusqu'à atteindre en 1966, le chiffre de 1.750 salariés. C'est en quelque sorte une période de “ normalisation ”.

La “ normalisation ” 1948-1965

La réorganisation est profonde. L'entreprise est structurée de façon beaucoup plus rigide. Dorénavant, la structure hiérarchique sera similaire à celle de n'importe quelle entreprise patronale de taille comparable. Dans les ateliers on introduit des chefs d'ateliers, des contremaîtres puis des chefs de département5. La division du travail entre conception et exécution est instituée et institutionnalisée avec la mise en place en 1949 du Bureau de Préparation du Travail et le Bureau des Méthodes qui concrétisent l'existence d'une nouvelle technocratie.
L'installation du Bureau des Temps et Méthodes et du Bureau de Préparation du Travail ne s'est d'ailleurs pas faite sans problèmes ni frictions.
Les chefs d'équipe à qui incombait jusqu'alors le rôle d'organisation et de préparation du travail se sentent brutalement dépossédés. Il en va de même pour les outilleurs qui se sentent ravalés au rôle de simples exécutants :

“ Avant, les outilleurs concevaient eux-mêmes les machines qu'ils réalisaient ensuite... ils avaient la satisfaction de mener à bien toute l'opération. Depuis que s'est créé le Bureau des Méthodes et le Bureau de Préparation du Travail, il y a les ingénieurs qui conçoivent les outils et les outilleurs qui ne font que les exécuter ; à peine peuvent-ils ensuite attirer l'attention des ingénieurs sur quelques améliorations éventuelles de l'outil, mais c'est tout... ” (vieux chef d'équipe de l'A.O.I.P. “ préhistorique ”).

Ceux qui ont connu l'A.O.I.P. d'avant 1948, même lorsqu'ils se réjouissent de la fin de l'hégémonie des P3 considèrent que la situation s'est progressivement détériorée :

“ On travaillait moins avant et il y avait davantage de bénéfices. C'est ceux qui sont aux frais généraux qui gagnent le plus : directeur, chefs d'ateliers, contremaîtres... l'O.S. il travaille maintenant au moins pour trois personnes... C'était mieux avant. Maintenant qu'on s'est agrandi, il faut plus de surveillance. Les cadences se sont accélérées quand il y a eu le nouveau directeur... on nous a institué le travail au boni... ” (un “ ancien ”).

Avec l'enterrement de l'A.O.I.P. “ folklorique ”, comme la qualifie l'actuel Président, disparaît l'esprit coopérateur proche du compagnonnage.

“ Avant, les anciens formaient les jeunes comme coopérateurs. Ils faisaient une demande pour faire embaucher quelqu'un. Ils étaient les parrains du nouveau et en étaient responsables. Quand il y avait des problèmes avec le nouveau, c'était le parrain qu'on appelait et qui devait engueuler le jeune... On n'entrait pas à l'A.O.I.P. autrefois comme on y entre maintenant, autrefois quand on entrait à l'A.O.I.P. on y passait sa vie ”, (un autre “ ancien ”).

Cette disparition de l'esprit coopératif s'illustre notamment par la suppression en 1949 de la coutume qui consistait à organiser pour les nouveaux embauchés un “ tour ” de l'A.O.I.P., au cours duquel on leur faisait passer trois mois dans chaque service. Coutume qui contribuait à tisser de sérieux liens d'amitié entre les travailleurs de la coopérative.
L'ouverture de l'éventail des salaires, la création d'une hiérarchie, l'intensification de la division du travail, l'accélération des cadences et la disparition de l'esprit de compagnonnage, constituent autant de transformations dont la nouvelle direction ne peut être tenue pour seule responsable. Ces transformations étaient en réalité contenues en germes dans l'A.O.I.P. d'avant 1948.
L'A.O.I.P. avait déjà en effet considérablement évolué :
— dans ses effectifs d'abord. Il en résultait une moindre liberté pour chacun. L'importance des effectifs avait par exemple conduit à l'instauration d'une horloge de pointage6 et même ensuite à supprimer les deux cartons d'embauché qui tempéraient la contrainte du pointage. De ces deux cartons, l'un servait à pointer les heures d'embauché et de débauche, l'autre servait à décompter les heures passées à l'extérieur, “ on pouvait sortir faire une belote, les heures perdues pouvaient être récupérées ensuite ”. Ce système qui introduisait une liberté supplémentaire avait été supprimé pendant la deuxième guerre parce qu'il occasionnait une charge de travail trop importante pour la main-d'œuvre travaillant à la paye.
— dans sa composition socioprofessionnelle ensuite, avec l'arrivée des O.S. pendant la première guerre mondiale, des cols blancs pendant l'entre deux guerres, des femmes pendant la deuxième guerre. Cet effritement de l'homogénéité professionnelle avait introduit une première faille dans la pratique du salaire unique — les O.S. n'avaient pas le même salaire que les autres mais un salaire inférieur — et amorcé le processus de morcellement des tâches.
Ces deux facteurs combinés, accroissement des effectifs et différenciation socioprofessionnelle, ont affecté les relations humaines au sein de la coopérative et diminué l'esprit coopératif.
Les restrictions apportées dans l'accès au sociétariat, limitaient le capital social et par conséquent les capacités d'autofinancement et de modernisation de l'outil de travail7 .
Mais surtout, le caractère volontairement artisanal de l'entreprise la rendait fort peu compétitive sur le marché.
La nouvelle direction n'avait fait qu'hériter en 1948 des graves problèmes financiers de l'A.O.I.P. Lutter pour la survie, cela ne pouvait signifier autre chose que d'accepter d'utiliser dans la lutte concurrentielle les mêmes armes que celles employées par les entreprises capitalistes : c'est-à-dire rechercher prioritairement l'accroissement de la productivité et de la rentabilité, et suivre la logique de l'expansion.

De 1965 à nos jours : une société en pleine expansion

De 1948 à 1965, l'A.O.l.P. connaît une croissance progressive. L'entreprise comptait 800 personnes en 1948, elle en comptera 1.034 en 1951, 1.332 en 1960, puis 1.750 en 1966.
Dans la croissance de la coopérative, l'année 1966 sera une date décisive. “ Il y a deux grands événements dans la vie de l'A.O.I.P., 1948 et 1966 ”, témoigne un sociétaire, administrateur depuis 17 ans. C'est en effet en 1966, que l'administration des P.T.T. demande à l'A.O.I.P. d'augmenter sa production de matériel téléphonique. Les Pouvoirs Publics posent les termes de réalisation de leur programme en trois options, doubler, tripler ou quintupler la production. La coopérative choisit la possibilité médiane. Cette décision fut prise par le Conseil d'Administration ainsi que par l'Assemblée des Sociétaires.

“ Les sociétaires avaient conscience de ce que l'A.O.I.P. pouvait faire mieux sur le plan de la productivité ; de plus, les autres concurrents allaient de l'avant, il fallait les suivre... on a préféré rester le plus petit des cinq grands plutôt que de devenir le plus grand des petits... c'était en termes de survie... peut-être un des seuls moyens de rester ce que nous sommes, et de n'être pas mangés par les concurrents et repris en filiale ” (c'est toujours l'administrateur qui parle).

Dans un tel contexte, apparaît clairement l'existence deux types de préoccupations quasi-antagonistes. La stratégie qui peut assurer le succès économique de l'entreprise (le morcellement des tâches, l'augmentation des cadences, l'utilisation des compétences d'individus totalement extérieurs au mouvement coopératif et donc l'ouverture de l'éventail des salaires, l'accroissement des effectifs...) contrarie en fait la vocation de l'A.O.I.P. en tant que coopérative.
Deux impératifs différents et opposés coexistent donc. Dans l'esprit des sociétaires, ils ne peuvent se rejoindre que dans une ultime considération : la survie de l'A.O.I.P. qui libère ses travailleurs d'un joug patronal. C'est cette ultime considération qui justifie aux yeux des coopérateurs l'existence d'une double filière de pouvoir. La présence des directeurs non coopérateurs qui détiennent la réalité du pouvoir économique est la garantie de la pérennité de la coopérative, et donc de tous ceux qui y travaillent. Ce qu'explique fort bien un administrateur : “ pour faire du social il faut être rentable et on a donc procédé à une judicieuse répartition des tâches. Il y a ceux qui rentabilisent et ceux qui sociabilisent... Si le directeur était un sociétaire élu et s'il avait à traiter le problème des salaires en tenant compte des contraintes économiques et financières qui pèsent sur l'entreprise, il risquerait de ne pas être réélu par les sociétaires l'année suivante... il vaut mieux séparer les deux choses... sinon ce serait un jeu de massacre. ”
Les conditions de travail des travailleurs correspondent ainsi à un équilibre fragile entre les libertés, privilèges hérités du passé véritablement coopératif et des contraintes qu'imposé la concurrence en milieu capitaliste.

L'organisation et les conditions du travail

Dans l'A.O.I.P. “ new look ” de 1975, le travail est soumis au même titre que dans les entreprises traditionnelles capitalistes à la loi de la division du travail ; division entre travail manuel et intellectuel, entre travail et conception, de surveillance et d'exécution, morcellement des tâches. Ce dont rendaient bien compte l'extrême diversité des qualifications et la multiplicité des services évoqués plus haut.
On sent cependant une préoccupation visant à adoucir dans la mesure du possible, les rigueurs de l'organisation scientifique du travail : à titre d'exemple, on ne trouvera pas dans les ateliers parisiens de l'A.O.I.P. de travail à la chaîne. C'est un choix déterminé par des raisons d'ordre humanitaire, explique la direction qui fait valoir que les concurrents directs (de très importantes sociétés telles que L.M.T., C.I.T. Alcatel et C.G.C.T.) fonctionnent avec d'énormes chaînes : “ Nous, on pourrait faire la même chose, à une échelle plus petite, mais ce ne serait pas drôle pour nos soudeuses... il se crée parfois des chaînes spontanées, suscitées par les ouvriers eux-mêmes : en cas d'urgence dans le travail, cela ne dure en général que deux, trois mois, comme cela a été le cas lors d'une commande de la R.A.T.P. pour le métro à pneu ”.
Il convient de noter cependant qu'il n'en va pas de même dans les usines de montage décentralisées : à Guingamp et à Morlaix par exemple, où les jeunes ouvrières bretonnes sont nombreuses à travailler sur chaîne. Il semble bien que les travailleurs parisiens de l'A.O.I.P. soient les seuls à bénéficier de cet héritage coopératif qui continue de tempérer quelque peu la dureté des contraintes d'un présent normalisateur. Et pourtant, il faut dire que même s'ils échappent à la chaîne, leur travail dans les ateliers parisiens est loin d'être attrayant.

Les conditions matérielles de travail

Dans certains ateliers comme ceux du décolletage, vernissage ou des presses, les conditions de travail sont réellement pénibles. Au décolletage, par exemple, les gens travaillent dans l'huile dont l'odeur s'accroche aux vêtements et à la chevelure. Dans ces ateliers, le turn-over est très rapide, les gens ne tenant pas bien longtemps : “ C'est terrible surtout pour les femmes qui sont coquettes, à cause de l'odeur ”. (femme O.S., 30 ans).
Dans l'atelier de vernissage, situé en sous-sol et sans aération, les ouvriers se disent incommodés par l'odeur et les vapeurs très fortes de la peinture. Pour les ouvriers des presses, c'est le bruit surtout qui est insupportable (80 décibels) ainsi que les mesures de sécurité, des bracelets qui enserrent leurs poignets et leur retire brutalement les mains en arrière après chaque opération, c'est-à-dire plusieurs fois en une minute.
Le travail lui-même dans les ateliers est extrêmement morcelé. C'est le chef d'équipe qui répartit les gens à leur poste. Lorsqu'il s'agit d'un travail vraiment pénible, il s'arrange pour les faire changer de temps en temps. “ C'est agréable car c'est plus varié, mais la plupart reste au même poste ” commente un O.S.
D'ailleurs, les femmes acquièrent, en conservant le même poste, une dextérité qui leur permet d'augmenter leur boni. Pour la grande majorité des O.S. le travail est routinier, inintéressant et fatigant, surtout à cause du bruit et des cadences.
Dans les ateliers de montage par exemple, certains O.S. (surtout des femmes) exécutent 3.400 pièces par jour. Un chef d'équipe assez ancien dans la Maison affirme qu'au fur et à mesure de l'expansion de l'A.O.I.P. et surtout depuis l'installation des bureaux des Temps et Méthodes, le travail devient de plus en plus monotone et répétitif. En qualité de chef d'équipe, il s'efforce de regrouper les petites tâches trop parcellisées : il est fier d'avoir réussi à confier à “ ses filles ” des opérations d'une moyenne de 4 minutes et demie ; elles en faisaient plusieurs pièces à la minute jusqu'alors. Mais parmi les O.S. elles constituent une minorité ; aux presses, c'est plusieurs milliers de pièces que l'on fait dans une journée.
Sur le plan des conditions matérielles de travail, l'A.O.I.P. ne se distingue pas vraiment des entreprises patronales traditionnelles. La preuve la plus flagrante réside dans le fait que de nombreux ouvriers intérimaires ne savaient pas, j'ai pu le constater au cours de discussions avec eux, qu'ils se trouvaient dans une coopérative ouvrière de production. Les cadences imposées se situent dans une bonne moyenne de l'avis même des ouvriers concernés ; elles ne sont pas insoutenables comme dans certaines entreprises patronales, mais elles requièrent une attention et un effort soutenus surtout si l'on veut obtenir un boni.
Dans les usines de province, essentiellement des usines de montage, 90% du personnel travaille au rendement. A Paris, 250 ouvriers seulement y sont astreints.
D'après un responsable du bureau des Temps et Méthodes, “ l'A.O.I.P. adopte les mêmes bases de calcul pour les cadences et les normes que les entreprises traditionnelles ; elles sont peut-être un peu plus souples, mais il n'y a pas de considération humanitaire, vu la faiblesse de l'état financier, uniquement du capital sociétaire ; c'est surtout sur les cadences qu'on peut rattraper. L'A.O.I.P. doit davantage faire attention ”.
Dans les ateliers particulièrement pénibles parce qu'insalubres, tel l'atelier de vernissage, les ouvriers ne sont pas soumis au rendement. De même, à partir de 50 ans un ouvrier a le droit de demander à être exempté du travail au rendement ; la décision est prise sur avis médical.
Pour tous les autres qui sont soumis au rendement, les cadences varient d'un atelier à l'autre. Certains ouvriers reconnaissent que dans leur atelier, il est relativement aisé de faire le boni maximum, “ si l'on n'est pas fainéant ”. Dans d'autres ateliers, c'est beaucoup plus difficile, “ il faut bourrer pour décrocher un boni valable ”.
Bien qu'elles aient considérablement augmenté depuis 1948, on considère que ces cadences relativement modérées sont à mettre à l'actif de l'héritage coopératif de l'A.O.I.P. parisienne. Dans les nouvelles usines de province, de l'aveu même de la direction, les cadences sont beaucoup plus dures, “ c'est plus sérieux là-bas, c'est beaucoup plus tenu ”.
Le boni est calculé sur la base du salaire horaire de 40 heures. Les ouvriers qui ont un rendement bloqué par le rythme de leur machine (c'est le cas des O.S. sur machines à cycle automatique) et les travailleurs de force reçoivent une prime fixe calculée sur la moyenne des primes de la catégorie correspondante. Il existe une prime mini et une prime maxi pour chaque catégorie et le choix de la prime repose sur le chef d'atelier. Pour les primes au rendement, le boni plafonne depuis 1968, suivant les catégories socio-professionnelles, à 45% ou 50% du salaire horaire. Avant 1968, il était possible d'obtenir un boni de 100%, c'est-à-dire, pour un salaire horaire de base de cinq francs, de gagner un boni de cinq francs. Sous la pression du syndicat, deux francs de boni ont été incorporés dans le salaire de base qui atteint sept francs moyennant une diminution du temps alloué qui devient un temps alloué transformé8. L'objectif du syndicat, tempérer la course au boni, qui incite les ouvrières à s'imposer des cadences démentes, rejoignait les préoccupations de la direction qui s'inquiétait de ce qu'un rythme de travail aussi infernal ne conduise à une dégradation de la qualité des pièces produites.
Quoique diminuée, la stimulation par le boni reste vivace et joue sur deux plans : individuel, par l'appât de gain supplémentaire, et collectif, par l'esprit de compétition qu'il institue entre les femmes d'un même atelier. En effet, les feuilles qui évaluent les primes de production de chacun pour la semaine sont affichées bien en évidence dans l'atelier, et la plupart des ouvrières rivalisent pour les boni, chacune mettant son point d'honneur à faire au moins aussi bien que ses camarades, sinon mieux.
L'institution du boni conditionne chez les ouvriers des comportements comparables à ceux que l'on peut observer dans n'importe quelle entreprise patronale. A situation identique, comportements identiques. Rien d'étonnant à cela et dans les ateliers de l'A.O.I.P., organisé selon le mode taylorien, la relation au travail et le vécu du travail des ouvriers ne sont pas tellement différents de ceux qui prévalent dans les entreprises capitalistes.
Pour la plupart des ouvriers, surtout les O.S., le travail est dur, fatigant, et lassant

“ Le travail qu'on fait ici, c'est pas trop drôle... c'est la routine... au départ c'est marrant, mais après ras-le-bol, on attend le 5 puis le 22... le 5, c'est la paye, le 22, c'est l'acompte, voilà ” constate un jeune régleur de 24 ans, à l'A.O.I.P. depuis deux ans. “ Le travail, il me plaît pas... il me fatigue ; je le fais à contrecœur ” (O.S., 33 ans, depuis un an à l'A.O.I.P.). “ Le boulot d'usine pour moi c'est zéro, zéro... le soir quand je rentre, je tiens plus debout... les cadences, c'est surtout ça qui me fatigue... parce qu'il faut aller vite, il faut se presser, il faut faire tant de cartons par jour, et puis il y a le bruit aussi, le bruit des machines, le bruit des femmes qui crient ” (une femme O.S., 19 ans, travaillant depuis quatre mois à l'A.O.I.P. en intérim).

Ceux qui ont échappé au travail au rendement sur machines pour travailler aux prototypes, par exemple, considèrent que leur activité peut être enrichissante et offrir un autre intérêt que le seul salaire, mais ils prennent d'autant plus conscience de la pénibilité de leur ancien travail. Telle cette femme qui a travaillé pendant 6 ans dans les ateliers de décolletage puis de soudage et qui, depuis deux ans, est employée dans le service des prototypes comme soudeuse : “ pour une femme, travailler sur les machines, c'est le pire.
Pourtant on ne s'en rend pas tellement compte quand on est dessus, on trouve ça normal... par contre, quand on travaille au prototype, on peut pas revenir à travailler sur les machines, c'est insupportable ”.
Le bruit dans les ateliers, les cadences qui sont une préoccupation constante, la répétitivité des gestes, tout cela explique que la plupart des ouvriers de l´A.O.I.P. n'aspirent qu'au week-end. Chacun tient une comptabilité extrêmement précise du temps qu'il passe au travail et qu'il lui reste à faire dans la journée : le calcul se fait en centièmes et les centièmes qu'il reste à couvrir, avant que ne retentisse la sirène qui annonce la fin de l'après-midi, semblent toujours longs dans les ateliers où l'on entend rouspéter : “ ...aujourd'hui ça passe pas le temps ! ”.
La fatigue à la fin de la journée est telle que la plupart des O.S. affirment n'avoir pas assez d'énergie pour faire autre chose que dîner et se coucher. La fatigue est de façon évidente liée au travail “ en miettes ” et à l'absence de satisfaction que ce type de travail peut procurer. Plus l'on s'élève dans la hiérarchie socioprofessionnelle, et moins ces phénomènes de lassitude se font sentir. Ils existent cependant parmi les employés, surtout dans le pool dactylographique.
Sur le plan fondamental de la signification du travail pour les individus et la qualité de leur relation à ce travail, on ne peut pas dire que l'A.O.I.P. en tant que coopérative, se distingue des entreprises patronales :

“ Je me dis, je sais pas à quoi je sers... ici c'est comme dans toutes les maisons, je fais pas la différence... à part une bonne camaraderie dans notre secteur. Mais le travail il est toujours pareil... on n'est pas considéré comme des bêtes, non c'est pas ça, mais enfin, comme des fourmis travailleuses... on est plutôt considéré comme accessoire... on fait partie de la machine, on fait partie des meubles ” (jeune ajusteur-régleur).

La croissance de la coopérative n'apporte pas d'amélioration sur ce plan, bien au contraire. Au fur et à mesure de son expansion, le nombre de salariés à basse qualification augmente et la mécanisation qui se développe de plus en plus contribue à dégrader encore plus les conditions de travail tant pour les ouvriers des ateliers que pour les employés.
Deux exemples : lors de mon stage, on effectuait la mise au point du prototype d'une machine de soudure à la
vague capable de souder un circuit imprimé en trois minutes au lieu des trente nécessaires pour une soudure à la main. Utilisée en série, cette machine impose un travail plus répétitif, plus routinier et encore moins qualifié que pour la soudure à la main et ce dans des conditions encore plus pénibles liées au fait qu'une telle machine, extrêmement bruyante, dégage d'importantes vapeurs d'huile.
L'autre exemple est fourni par la mécanisation du service de paie qui a transformé des employés en O.S. du tertiaire, comme ils le disent eux-mêmes avec nostalgie.
L'A.O.I.P. suit les mêmes évolutions que le secteur capitaliste (déqualification, détérioration de la relation de l'ouvrier à son travail) et il n'y a pas de raison d'espérer que l'avenir contrecarre ces tendances. D'ailleurs l'A.O.I.P. subit au même titre que les entreprises patronales les conséquences d'une telle situation, conséquences qui se saisissent entre autres à travers des paramètres comme l'absentéisme, le turn-over, les accidents du travail.
Le taux général d'absentéisme à l'A.O.I.P. pour l'année 1974, par rapport à la totalité des heures travaillées était de 11,63%. L'absentéisme se décompose comme suit :

Absences sans motif : 0.69%
Absences motivées : 1,80%
Accidents du travail : 0,16%
Maladies : 5,60%
Congés maternité : 3,23%
Grèves : 0,25%
Dans les ateliers, on arrive à un taux d'absentéisme de 18 à 20%. Le turn-over est non négligeable. Le pourcentage de débauche sur l'effectif moyen pour 12 mois est de 14,60% à Paris. (Il est de 18,7% pour l'usine de Morlaix et de 9,1% pour celle de Guingamp).
Entre Octobre 1973 et octobre 1974, il y a donc eu un roulement de cinq à six cents embauchés pour l'entreprise.
En ce qui concerne les accidents, pour Paris seulement, l'A.O.I.P. en a déclaré 349 à la Sécurité Sociale, dont 125 ont entraîné des incapacités temporaires d'une durée globale de 2.006 jours, 8 ont donné lieu à l'attribution de rente équivalent à 1.920 journées perdues, et un suivi de décès équivalent à 6.000 journées perdues ; au total donc, 7.920 journées perdues, soit une fréquence statistique de 3,75.

“ Avant, au début, les gens voulaient même travailler à l'œil, quand la coopérative en avait besoin, ils venaient donner des heures le samedi, sans se faire payer... non, maintenant personne ne le ferait. ” (un “ Ancien ”).

On ne s'étonne pas que l'évolution subie par l'A.O.I.P. ait entraîné un effilochement de l'esprit coopératif. S'il existe encore un petit carré d'irréductibles, composé presque exclusivement d'anciens qui croient réellement à la coopération et qui continuent de s'identifier à leur Maison, la très grande majorité des sociétaires n'est plus motivée par des raisons idéologiques (soutenir une entreprise qui fait l'économie d'un patron parasitaire) mais bien plus par leurs intérêts personnels.
Il ne s'agit pas à proprement parler d'intérêts financiers. Certes le capital investi sous forme de parts sociales qui représentent 5% du salaire annuel brut est rémunéré. Mais cette rémunération ne dépassant pas 6%, l'aspect strictement financier interviendrait plutôt à titre dissuasif. Et de fait, pour beaucoup de salariés, le sociétariat est considéré comme un luxe trop coûteux à s'offrir : “ 5% du salaire c'est beaucoup, moi j'ai besoin de tout mon salaire pour vivre. ” (P1, 28 ans). Et ce, d'autant plus que de nombreux avantages financiers corollaires de l'état de sociétaire s'estompent à mesure que s'améliore la situation de tous les salariés de l'A.O.I.P. Ainsi par exemple, avant que la mensualisation ne s'étende à tous les salariés (mesure qui ne date que depuis quelques années) le seul fait d'être sociétaire permettait à un ouvrier horaire de passer automatiquement mensuel. De même, être sociétaire conférait le privilège de pouvoir bénéficier de 75 jours de congé maladie payés ; privilège qui s'amoindrit le jour où tous les salariés peuvent bénéficier de 45 jours de congé maladie, “ ça ne fait plus une différence terrible maintenant d'être sociétaire ou pas du point de vue des avantages sociaux ” commente un Ancien.
En réalité, les arguments qui militent en faveur du sociétariat sont essentiellement axés autour de la garantie de l´emploi et de la promotion.
Devenir sociétaire, c'est en effet garantir son emploi : la procédure de licenciement d'un sociétaire est complexe, elle doit être approuvée par l'Assemblée Générale ; elle est donc nécessairement exceptionnelle et, en cas de crise, les auxiliaires constituent la totalité des bataillons de licenciés9. Devenir sociétaire c'est aussi un moyen de se placer dans la lutte pour la promotion.

“ Les coopérateurs, c'est ceux qui rampent, qui veulent avoir une place. Il faut qu'ils montrent qu'ils défendent la coopérative Pour être chef d'équipe, chef d'atelier, il faut mieux être coopérateur... même un gars qui fayotte, s'il n'est pas sociétaire, il n'y arrivera pas. ” Cette constatation très sévère sur les mécanisme: de la promotion au sein de l'A.O.LP. que formule un jeune P2 est partagé par de nombreux ouvriers et employés ; elle ne parait pas infondée puisque un administrateur, vieux sociétaire remarque de lui-même : “ beaucoup de sociétaires le sont devenus soit pour la sécurité de l'emploi, soit pour les avantage sociaux... et puis il faut dire aussi que s'il y a une promotion à faire dans l'entreprise, à qualité égale on choisira le sociétaire plutôt que le non sociétaire... ça joue au niveau de la conscience professionnelle. ”

Si l'on en croit l'analyse de certains, l'A.O.I.P. “ appartient ” à un groupe de “ copains ” sociétaires depuis longtemps, presque tous anciens P3, qui ont profité de l'expansion soudaine de l'entreprise et de la multiplication des postes à responsabilité qui s'ensuivait, pour faire carrière e se promouvoir les uns les autres. Maintenant que l'A.O.I.P s'est stabilisée dans sa taille et ses effectifs, l'on choisi toujours de préférence parmi les sociétaires, mais les promotions sont beaucoup plus rares.
L'on comprend mieux ainsi l'allure de la courbe représentant la répartition des sociétaires suivant les catégorie professionnelles et l'âge10. Ceux du bas de la hiérarchie (O.S. et manœuvres) sont trop pauvres pour se payer la sécurité de l'emploi ou une promotion illusoire. Par contre, plus on s'élève dans la hiérarchie, plus on aspire à un amélioration de sa position et l'on désire prouver par l'accession au sociétariat sa loyauté et son dévouement à l'entreprise.

Répartition de l'effectif par CATEGORIES PROFESSIONNELLES

Catégories Professionnelles

non-sociétaires auxiliaires ayant plus de 2 ans de présence

Sociétaires travailleurs

Total effectif stable

Direction et Cadres

73

134

65%

207

Employés

318

240

43%

558

Techniciens et Maîtrise

122

110

47%

232

Ouvriers Qualifiés

280

263

48%

543

O. Manœuvres et Apprentis

1058

147

14%

1205

Totaux

1851

894

2745

Il faut reconnaître aussi qu'un salarié à haut niveau socioprofessionnel sera plus à même, par ses compétences et sa formation, de s'intéresser au fonctionnement de la coopérative et de le comprendre. Les assemblées générales de sociétaires semblent plutôt rébarbatives à nombre d'ouvriers sociétaires qui se sentent exclus des débats où l'on traite de questions techniques assez complexes, et auxquels ne participe qu'un petit groupe de ténors : il n'existe pas de formation appropriée qui prépare aux fonctions de sociétaire :

“ J'ai suivi un stage sur les coopératives, mais c'est compliqué à comprendre... c'est pas très bien informé... les 3/4 des sociétaires ne savent pas vraiment comment c'est une Scop et comment ils sont là ” regrette une sociétaire soudeuse.

En fait de formation ou d'information, en dehors de stages peu efficaces, il existe un bulletin mensuel “ Trait d'union ” rédigé par le Conseil d'Administration et son Président, sur la base d'un rapport de la direction générale. Mais ce rapport trop technique s'adresse plutôt aux initiés. La plus grande partie de l'information est censée se faire par les contacts journaliers. Les administrateurs sont là pour jouer un rôle de public-relations, d'informateurs. En fait, ils le déplorent eux-mêmes, leur tâche est de plus en plus difficile compte tenu de la taille de la coopérative et du nombre de ses salariés, et le problème de l'information se pose avec beaucoup d'acuité.
Rien n'est fait véritablement pour intéresser les salariés du bas de l'échelle hiérarchique au sociétariat. Ils se sentent étrangers à la vie coopérative par leur manque de formation, d'information, par leur manque de contact avec les “ dignitaires ” du sociétariat. Ils ne sont pas très motivés non plus, car ils savent que pour les problèmes les plus immédiats, les plus cruciaux, c'est-à-dire les salaires et l'organisation du travail, c'est la direction générale et non le Conseil d'Administration qui a le pouvoir.
La vie coopérative au sein de l'A.O.I.P. est si peu intense qu'il n'apparaît pas nécessaire aux responsables du service du personnel de mentionner dans les annonces d'embauché que l'entreprise est une coopérative. Au moment même de l'embauche, il n'existe pas de présentation spécifique de l'A.O.I.P., on se contente de présenter le carnet des avantages sociaux aussi que l'article de l'accord d'entreprise de 1972. Il n'existe pas non plus d'information préalable des auxiliaires désirant devenir sociétaires.
D'ailleurs, la plupart de ceux qui se préparent à entrer dans l'A.O.I.P. et qui vivent quotidiennement en son sein — les apprentis de l'école professionnelle de l'A.O.I.P. située dans les locaux mêmes de la coopérative — ne font pas de différence entre cette entreprise et les autres :

“ Une coopérative, ça peut se comprendre quand il y a 40 ou 50 personnes, ça représente la participation de chacun dans l'entreprise, chacun sait qu'il ne travaille pas pour un patron, mais pour le bien de lui-même et de l'entreprise... à l'A.O.I.P. on ressent pas tellement tout ça, il y a des grèves que normalement on devrait pas avoir dans une coopérative, car on travaillerait contre son propre intérêt... Les travailleurs se heurtent à une direction, et on a l'impression qu'il y a un patron... simplement à l'A.O.I.P. il y a peut-être plus d'avantages. ”

Cette analyse d'un élève de l'école professionnelle reflète l'opinion de ses camarades mais également celle de très nombreux salariés de l'A.O.I.P. ; elle rend bien compte également de la réalité.
Le principal conflit de pouvoir n'est pas, comme on pourrait le penser en fonction de l'existence de deux filières officielles de pouvoir, entre le Conseil d'Administration et les directeurs généraux, mais entre le syndicat et la Direction. Ce conflit n'est pas tempéré par le fait qu'il s'agit d'une coopérative ouvrière. On peut paradoxalement avancer au contraire qu'il en est plus virulent. A cause, d'une part de la force et de la liberté dont bénéficie le syndicat C.G.T. à l'A.O.I.P., c'est un héritage de la coopérative pure et dure, à cause, d'autre part, de l'intransigeance que peut opposer parfois la Direction jouant sur le fait qu'elle agit au nom et pour le bien des travailleurs sociétaires. En fait, cette virulence se fait de plus en plus sentir à mesure que diminue l'influence des sociétaires qui représentaient un peu le “ Marais ” rééquilibrateur de l'entreprise. On peut mesurer cette évolution par deux exemples significatifs : en 1936, l'A.O.I.P. était la seule usine non occupée de la Région Parisienne. Un protocole d'accord avait été signé avec le syndicat au terme duquel les sociétaires versaient une partie de leur salaire aux caisses syndicales. En 1968, l'A.O.I.P. était non seulement en grève, mais totalement occupée avec force pancartes et drapeaux rouges, au grand scandale d'ailleurs de vieux sociétaires qui allèrent trouver le Président, “ ben quoi, André, fais quelque chose, t'es chez toi ici, on est chez nous... ”.

Syndicat et Direction : les stratégies en jeu

La stratégie syndicale11

Selon les responsables syndicaux, la coopérative représente à la fois une gêne et une aide à l'action syndicale :
— une gêne parce qu'il existe chez les sociétaires, surtout les plus anciens, une réticence à déclencher une action qui puisse nuire en quoi que ce soit à leur entreprise. Il y a, fortement enracinée en eux, la volonté de préserver l'A.O.I.P. et de ne pas aller trop loin dans les revendications. Les syndicats sont obligés de tenir compte de ce manque de combativité de certains travailleurs. Ils pensent cependant que cet état d'esprit tendra à disparaître dans la mesure où les travailleurs, sociétaires ou pas, commencent à prendre plus conscience de leurs intérêts d'exploités que de leurs intérêts d'actionnaires qui sont minimes.
— une aide, car il existe une atmosphère de liberté syndicale qu'on retrouve rarement dans d'autres entreprises12 . Cette liberté est due aux luttes, et à la vigilance des syndicalistes mais aussi à une certaine tradition : autrefois, pour entrer à l´A.O.I.P. il fallait être syndiqué ; il en reste quelque chose : c'est par exemple toujours le service de paye qui se charge de retirer des bulletins de salaire le montant correspondant aux cotisations syndicales.
Malgré ces quelques spécificités de la situation syndicale à l'A.O.I.P., il n'est pas question pour les responsables syndicaux de modifier en quoi que ce soit la stratégie nationale de leur syndicat et de tenir compte du fait qu'ils œuvrent au sein d'une coopérative ouvrière. La C.G.T. se veut un syndicat de classe et de masse. Le fondement de son action repose sur une analyse de la société en classe (détenteurs des moyens de production et exploités). La C.G.T. refuse toute collaboration de classe et s'oppose à toute analyse qui pourrait faire croire à une communauté d'intérêts entre le patronat et les travailleurs. Pour le syndicat C.G.T.-A.O.I.P., les travailleurs de l'A.O.I.P. doivent être défendus de la même façon que dans n'importe quelle entreprise capitaliste car, et c'est là l'ambiguïté d'une coopérative en milieu capitaliste, la direction y adopte des positions qui ne sont pas différentes des positions patronales classiques qui consistent à rogner sur les salaires et accélérer les cadences pour assurer la compétitivité de l'entreprise.
Si les préoccupations des responsables de la coopérative sont les mêmes que celles des patrons, les revendications des travailleurs seront les mêmes qu'ailleurs et leur mode d'action identique. Il ne peut être question d'utiliser les structures coopératives pour faire entendre les revendications des salariés. “ Ce serait possible de se sociétariser en masse et d'avoir un mot à dire à l'Assemblée Générale des sociétaires mais on ne changerait rien du tout à la politique de la maison, on serait obligé de l'entériner. Si on prend les intérêts de la Maison pour les nôtres, on serait foutu... on serait amené à demander aux travailleurs de se battre pour améliorer leurs conditions de travail et de les supporter telles quelles... de demander une augmentation de salaire et de faire en sorte de ne pas l'obtenir... ” (responsable C.G.T.). C'est donc à une pratique revendicative classique que se livre le syndicat au sein de l'A.O.I.P. ; au cours de l'année 74 il y a eu par exemple une grève de trois jours pour réclamer une augmentation des salaires, et un débrayage avec occupation du hall de l'usine pendant plusieurs heures pour protester contre les heures de récupération imposées un samedi par la direction à la suite d'une journée de grève nationale E.D.F.

La stratégie de la direction

Les dirigeants de la coopérative sont très réceptifs à toutes les mesures qui pourraient améliorer la condition de leurs salariés mais dans les limites de ce qu'ils estiment être raisonnable, compte tenu de l'impératif principal qui commande tout : assurer la pérennité de la coopérative et pour cela préserver sa compétitivité. Ces limites clairement posées, constituent un cadre de référence constamment invoqué et définissent un faisceau de contraintes sur les trois plans essentiels que sont les salaires, l'organisation et la durée du travail.

Le cadre contraignant

La direction de l'A.O.I.P, calque sa politique sur celle de ses concurrents directs. Les comptes-rendus des réunions entre délégués du personnel et direction témoignent tous de la volonté bien établie de la direction de ne pas grever la coopérative en privilégiant, sur le plan des salaires, ses travailleurs par rapport aux salariés des entreprises concurrentes ; à la demande de revalorisation des fonctions il est invariablement répondu que “ la revalorisation des fonctions entre dans le cadre des comparaisons de salaires avec les confrères ”.
Les salaires de l'A.O.I.P. se situent ainsi dans la moyenne des salaires de la profession téléphonie, qui est relativement basse, de 10 à 20% en dessous de la moyenne des salaires de la métallurgie.
Il en va de même pour ce qui concerne la durée du travail. Tous les salariés sont soumis à l'obligation d'effectuer une heure supplémentaire qui s'ajoute aux quarante heures hebdomadaires. La durée des congés est de quatre semaines. Il ne peut être question d'accorder une semaine supplémentaire. “ La durée des congés payés est fixée par la loi. Une cinquième semaine serait une charge supplémentaire pour la maison vis-à-vis des concurrents et confrères ” (compte-rendu de réunion délégués du personnel - direction).
Sur le plan de l'organisation du travail, comme on a pu le voir, rien ne distingue l´A.O.I.P. de ses concurrents capitalistes, hormis peut-être l'absence de chaînes de production dans les ateliers parisiens. Cette similarité est, selon la Direction, la résultante d'une double contrainte : celle du marché des biens de production, “ on est bien obligé de choisir les outils qu'on trouve sur le marché, on peut pas innover ! ”, et la nécessité d'augmenter la productivité dans une optique concurrentielle. D'où la parcellisation des tâches selon les méthodes capitalistes et le choix de cadences alignées sur celles pratiquées dans l'industrie de la téléphonie13.
Les responsables de la coopérative (directeurs et administrateurs) n'ont aucunement la prétention d'améliorer la qualité de l'acte productif. A l'A.O.I.P. comme ailleurs le travail des O.S. et même des P1 est routinier, répétitif et fatigant. De cela, ils ont pleinement conscience mais ils affirment que tant que le marché sera soumis aux lois de la concurrence capitaliste, la coopérative ne pourra apporter des améliorations radicales dans ce domaine. Ils n'hésitent pas cependant à promouvoir toutes les mesures susceptibles d'améliorer la condition des salariés à partir du moment où elles ne risquent pas de compromettre l'avenir de la coopérative.
 

Des “ hommes de bonne volonté ”

Ainsi s'il n'est, par exemple, pas question de supprimer le travail au rendement que le syndicat dénonce comme archaïque et avilissant, on ne ménagera pas les efforts pour améliorer les conditions matérielles de travail. La direction a profité du déménagement de certains ateliers, pour procéder à des innovations : dans les ateliers de presse installés récemment à Evry, de grands panneaux d'insonorisation ont été mis en place qui ont permis d'abaisser le bruit de 80 à 72 décibels. L'A.O.I.P. a été la seule de la profession téléphonie à procéder à de tels efforts.
La direction “ attend beaucoup ” de la commission “ Conditions de travail ” instituée conformément aux textes de loi mais plus tôt que ne le prévoyait le calendrier légal. Cette commission doit mener des enquêtes approfondies sur la vie quotidienne dans les ateliers (cadences, intérêt au travail, ambiance, absentéisme, etc.) et présenter un bilan annuel accompagné de suggestions.
Mais les dirigeants de la coopérative jouent prioritairement et principalement la carte de la convivialité. Ils l'ont érigé en véritable principe de fonctionnement dans les locaux parisiens : décontraction dans les rapports entre ouvriers et maîtrise, grande liberté de paroles et de mouvements, relations amicales, souplesse des horaires, tutoiement de rigueur entre les sociétaires, etc...
Il règne incontestablement dans les ateliers de production une atmosphère de liberté : les ouvriers ont la possibilité de quitter leur poste de travail, de circuler, de discuter avec leurs camarades, de fumer, d'écouter un poste de radio. Dans certains ateliers l'ambiance est même gaie. Les femmes chantonnent, plaisantent entre elles, et avec leurs chefs d'équipe. Les relations avec la maîtrise sont presque partout empreintes d'une certaine bonhomie. L'encadrement ne semble pas avoir un rôle particulièrement répressif et il n'y a pas de tension entre les ouvriers et leurs supérieurs hiérarchiques. On tente également de développer cette “ convivialité ” dans les nouveaux établissements qui ne doivent pas dépasser 1.400 salariés. “ On a choisi de gardera nos entreprises une dimension humaine ; on aurait pu mettre des unités très grosses, ça aurait été économiquement très favorable, déjà on est allé trop loin. On n'aurait pas dû dépasser 1.000 ou 800 salariés. ” C'est le directeur général adjoint qui parle, témoignant des préoccupations qui animent la direction. Celles-ci se manifestent encore sous la forme de fonds sonores musicaux diffusés plusieurs heures par jour dans les ateliers de montage de Guingamp et de Morlaix, “ pour distraire le personnel ”.
Autre volet de la politique progressiste en place à l'A.O.I.P. le carnet des avantages sociaux, particulièrement apprécié par les salariés, surtout pour la retraite, les congés maladies, les congés supplémentaires pour ancienneté et événements de famille, et les primes diverses.
S'ajoute encore à ces efforts d'amélioration du sort des salariés le désir d'introduire un tant soit peu d'égalitarisme. C'est ainsi que dans la répartition des bénéfices sous forme de participation et de parts au travail, c'est au prorata du nombre d'heures travaillées qu'est calculée la part de chacun.; La part de travail est attribuée à tout le personnel sans distinction (sociétaire comme non sociétaire). En 1973, elle représentait 550 F par personne (quelle que soit la catégorie socioprofessionnelle) ; la participation valable pour tous les salariés dans les mêmes conditions représentait pour l'année 1973, 1.185 F.
Mais ces mesures ne sauraient contribuer à transformer réellement la vie quotidienne des salariés de l'A.O.I.P. Certes l'ambiance est sympathique, la liberté plus grande qu'ailleurs et les avantages sociaux intéressants, mais tout cela ne peut compenser le morne ennui et la tension nerveuse qu'imposé à de nombreux salariés un acte productif insipide et fatigant.
C'est alors qu'aux actes se substitue le discours idéologique.

Un discours de gauche

L'accent est mis par tous les responsables sur les caractéristiques qui distinguent l'A.O.I.P. des entreprises capitalistes : l'A.O.I.P. est indépendante des capitaux extérieurs et des banques, son seul capital est constitué par ses sociétaires ce qui lui confère une grande liberté, en fait une maison ouvrière qui s'est débarrassée d'un patron parasite ; mais cela fait également sa vulnérabilité, car son capital social est nécessairement limité. Il faut donc consentir à des sacrifices (sur le plan notamment de la division du travail, du large éventail des salaires) pour que survive la coopérative, comme symbole de réussite ouvrière mais également comme assurance de travail pour tous les salariés. La garantie de l'emploi pour tous est la première mission de la coopérative. Pour que la coopérative survive, il faut qu'elle soit compétitive et, compte tenu des contraintes du système capitaliste, qu'elle croisse. Or en s'agrandissant la coopérative perd certaines caractéristiques positives telles que la bonne circulation de l'information, la qualité des rapports humains, l'absence de lourdeur administrative et de rigidité hiérarchique. Mais pour préserver l'idéal, il faut savoir faire des concessions, et la coopérative devrait pouvoir compter sur la collaboration de tous les salariés.
L'attitude hostile des syndicats est incompréhensible pour la direction générale qui souhaiterait voir moins de virulence dans des revendications susceptibles de compromettre l'avenir de la coopérative. Tout ce qu'il est possible de faire pour humaniser la vie de travail à l'A.O.I.P. étant fait dans les limites imposées par l'impératif de compétitivité, une telle attitude de revendication systématique ne peut être constructive.
C'est là le discours que les responsables coopérateurs opposent à toute critique concernant le fonctionnement parfois peu démocratique de leur entreprise.

Leur S.C.O.P, telle que la voient les ouvriers

“ L'A.O.I.P. une coopérative ? Il n'y a que le nom de coopérative... les sociétaires anciens à la retraite, ils sont écœurés de ce qui se passe maintenant. Une Scop ?... il n'y a plus que le nom... dans d'autres Scops plus fraternelles, le travail serait meilleur comme travail, enfin non... disons comme relations dans le travail... on travaillerait peut-être avec plus de ferveur... on se dirait peut-être, tiens on va le faire pour un groupe de copains. Tandis qu'ici c'est une grosse boîte, les gens viennent, bonjour, bonsoir. ”

Ce jugement de valeur que porte un jeune P1 sur l'A.O.I.P. est représentatif de ce que pensent nombre d'ouvriers de leur coopérative : ils la jugent fort éloignée de l'idéal coopératif, mais surtout, et c'est cela qui est peut-être le plus frappant, ils ont une notion très floue et très vague de ce qu'est l'idéal coopératif et de ce que devrait être une coopérative.
Il n'existe pas de modèle auquel on puisse se référer en matière de coopérative de production ; certes, il existe des textes, ceux notamment que publie la Confédération des Scop, mais ils sont surtout axés autour des statuts qui ne constituent qu'un cadre purement formel ; il n'existe pas de réflexion véritablement approfondie sur le rôle des Scop dans une société capitaliste et sur leur fonctionnement14. C'est en somme une expérience au jour le jour que mènent les dirigeants de l'A.O.I.P. afin de réaliser leur mission primordiale : assurer la survie de leur coopérative symbole de la réussite ouvrière, démonstration éclatante que l'on peut se passer d'un patronat parasite, et source garantie d'emploi pour les salariés qui y travaillent.
Au-delà de cette motivation bien affirmée, on entre dans le domaine de l'incertain. Il ne faut donc pas s'étonner que les attentes des salariés soient elles-mêmes assez mal définies et quelque peu intuitives, du type : “ Une coopérative, ça devrait être plus fraternel, plus humain... ça devrait plus s'occuper des travailleurs ”.
Une première constatation s'impose. Les travailleurs de l'A.O.I.P. ne fondent pas d'espoir dans les coopératives ouvrières pour transformer les rapports de production et apporter une amélioration qualitative réelle dans l'acte productif. Qu'il existe au sein des coopératives ouvrières une division du travail, une parcellisation des tâches identiques à celles que l'on trouve dans les entreprises traditionnelles, cela ne les choque pas. Ils ne remettent pas en cause l'outil technique ni la façon dont il est utilisé. Ils pensent souvent, par contre, que la coopérative devrait permettre une plus grande liberté dans l'exécution de leurs tâches et la suppression notamment de contraintes humiliantes telles que l'horloge pointeuse et les boni. Ils attendent de la coopérative une ambiance différente des ambiances patronales, où les responsables témoignent du respect, de la considération, de la confiance à l'égard de tous les travailleurs y compris les moins qualifiés, et où tous les travailleurs vivent dans une franche camaraderie. Ils pensent aussi que la Scop étant une maison ouvrière, elle doit être un lieu privilégié de formation et de promotion pour les ouvriers et leur permettre ainsi de réaliser des potentialités étouffées dans les entreprises traditionnelles.
Ce qu'il est particulièrement important de retenir ici c'est que ces ouvriers ne lient pas l'amélioration de leur sort à une transformation des conditions et de l'organisation du travail (suppression des tâches parcellisées, répétitives, monotones car déqualifiées) mais au bon fonctionnement des mécanismes de formation et de promotion dont ils pensent qu'ils devraient leur permettre d'accéder un jour à des tâches plus complètes et plus intéressantes.
Eu égard à de telles attentes concernant la coopérative ouvrière en général, la teneur des jugements que portent les ouvriers sur l'A.O.I.P., critiques, regrets ou satisfecit, étonnera moins.
Ainsi les travailleurs de l'A.O.I.P. n'évoquent pratiquement jamais le problème de la finalité de leur entreprise, c'est-à-dire du type de produits qui s'y fabrique. Que l'A.O.I.P. produise entre autres des gyrocompas à usage militaire et pour des marchés extérieurs tels que l'Arabie Saoudite, qu'elle se destine à équiper en matériel de transmission des bases militaires américaines, cela ne semble pas poser de problèmes idéologiques aux sociétaires de l'A.O.I.P.
Qu'il y ait, à l'A.O.I.P. une organisation du travail traditionnelle, avec des tâches déqualifiées, parcellisées à l'extrême et des cadences à observer, cela ne constitue pas non plus l'objet de griefs contre la coopérative. On déplore cette situation mais on la considère essentiellement comme une fatalité. Le seul moyen d'y échapper étant la promotion.
C'est sans doute la raison pour laquelle le problème de la promotion semble avoir cristallisé à l'A.O.I.P. nombre d'amertumes. Beaucoup de sociétaires ont l'impression que l'équipe dirigeante en place a su pleinement profiter de l'expansion quasi miraculeuse de la société au cours des vingt dernières années pour mener à bien son ascension dans l'entreprise ; et que, en fin de compte, tous les sociétaires ne profitent pas au même degré des possibilités qu'offre la coopérative.
Maintenant que les espoirs de promotion à tous les niveaux paraissent très faibles, le prix de l'expansion (la dégradation de la qualité des relations humaines, la diminution de la liberté) semble d'autant plus lourd à payer, pour la majorité des travailleurs, que les dirigeants sociétaires ne se comportent pas à leurs yeux si différemment des patrons du secteur capitaliste.
Et c'est là, sans doute, que réside une des contradictions importantes des coopératives : pour que les mécanismes de la promotion répondent aux aspirations des ouvriers, il faut une croissance continue de la Scop de manière à multiplier les postes intéressants et à responsabilité. Or, on sait que plus une entreprise croît dans sa taille et ses effectifs, plus se dégrade la qualité de l'acte productif par l'alourdissement, la parcellisation et la mécanisation du processus productif15, et plus se dégrade aussi la qualité des relations humaines (bureaucratisation, instauration d'une hiérarchie plus rigide, diminution de l'aspect “ convivial ”, limitation de la liberté). De plus, au-delà d'un certain seuil, le risque existe pour les coopérateurs de ne plus pouvoir maîtriser des problèmes d'une technicité trop complexe. Tels des apprentis sorciers, ils se voient alors dépossédés du contrôle réel sur un outil de production qui les dépasse quand la nécessité se fait sentir de faire appel à des “ super experts ”. Et la coopérative se vide ainsi progressivement de sa substance...
Pourtant le bilan que font les travailleurs de leur coopérative n'est pas entièrement négatif. Tous, sociétaires aussi bien que non sociétaires, s'accordent pour reconnaître qu'à l'A.O.I.P. on dispose d'une liberté qu'on ne trouve nulle part ailleurs. Cette plus grande liberté, ils la ressentent sur h plan des horaires, dans les relations avec les supérieur; hiérarchiques.
Les horaires souples ont été introduits à l'A.O.I.P. en 1908, sous forme d'une demi-heure de plage libre le matin le midi et le soir ; le cumul s'arrête au bout de quinze jours mais il permet de dégager tout de même une plage libre de cinq heures et demie par quinzaine. S'y ajoute également la possibilité de prendre cinq heures et demie par mois sans solde. Cette possibilité de jouer avec les heures d'embauche et de débauche, et de se libérer un après-midi par semaine.
Ils pensent aussi que la Scop étant une maison ouvrière, elle doit être un lieu privilégié de formation et de promotion pour les ouvriers et leur permettre est perçue de façon extrêmement positive par tous les salariés.
Tous également sont très sensibles à l'ambiance décontractée qui règne dans les ateliers : on y circule librement, on y discute ; les relations avec la hiérarchie sont empreintes d'une certaine bonhomie. Réserve faite cependant pour les travailleurs intérimaires qui ont des problèmes d'intégration : souvent rejetés par les ouvriers de l´A.O.I.P. qui forment dans chaque atelier des groupes homogènes, ils sont bien plus étroitement surveillés par la maîtrise qui se montre moins amicale et moins tolérante. Tout se passe comme si il existait entre les ouvriers de l'A.O.I.P. (sociétaires ou non) et leur encadrement des règles de jeu bien définies dont seraient exclus les intérimaires qui ne font que passer ; ces règles étant, du côté des ouvriers loyauté et dévouement envers la maison et, du côté de l'encadrement, respect et confiance envers les ouvriers.
“ Du moment qu'on fait son travail, c'est-à-dire le nombre de pièces correspondant au temps alloué, on a la paix... on n'a pas tout le temps les chefs sur le dos comme dans les autres usines. ” explique un ouvrier, non sociétaire qui a bien connu les entreprises traditionnelles et qui travaille à l'A.O.I.P. depuis quatre ans. Un autre témoigne dans le même sens : “ Ici, c'est pas comme ailleurs, on a le respect de la personne humaine... ici on n'est pas traité comme des numéros ”.
Même dans les ateliers où les conditions matérielles de travail sont les plus pénibles (vernissage et sablage), les ouvriers considèrent qu'à l´A.O.I.P. c'est bien mieux qu'ailleurs, que dans les boîtes patronales. “ On a la possibilité de circuler dans la maison sans se faire rappeler à l'ordre par un supérieur hiérarchique... l'A.O.I.P. par rapport aux entreprises patronales c'est deux mondes différents, comme l'enfer et le paradis ” (O.S., 25 ans, non sociétaire).
Ces règles du jeu auxquelles se prête la majorité des travailleurs de l'A.O.I.P. témoignent en fait du succès de la politique menée par les responsables de la coopérative : les satisfactions que puisent les ouvriers dans cette atmosphère de liberté et convivialité cimentent leur attachement à l'entreprise. Attachement qui pallie une motivation idéologique de plus en plus défaillante. On n'est pas (à part quelques vieux sociétaires inconditionnels qui continuent de voir dans
l'A.O.I.P. une véritable maison ouvrière concrétisant le vieil idéal coopératif et sur lesquels la direction peut compter quoiqu'il advienne) attaché à l'A.O.I.P. parce qu'elle est une coopérative ouvrière mais parce qu'elle est “ une maison sympathique ”, où l'ouvrier n'est pas maltraité ; où l'on ne pratique pas la discipline pour la discipline.
Cet attachement qui se manifeste surtout par la peur de perdre un emploi apprécié, entraîne une intériorisation des intérêts de l'entreprise. On accepte les contraintes, on se plie aux cadences, on effectue son travail comme il faut ; même s'il est loin d'être séduisant : “ ici, le boulot est peut-être pas génial... il est plutôt même embêtant, mais on a une liberté qu'on trouve pas ailleurs et on s'entend bien avec les chefs. Ça vaut pas le coup de compromettre tout ça... ” (P1, non sociétaire, 30 ans).
Tout cela n'a pas grand chose à voir avec l'idéal coopératif. C'est simplement parce qu'on est à l'A.O.I.P. moins malheureux que dans les entreprises capitalistes casernes qu'on s'y blottit et qu'on accepte plus facilement des contraintes de travail qui sont en définitive les mêmes que dans les entreprises capitalistes. Car fondamentalement il n'y a rien de changé à l'A.O.I.P. : les salaires n'y sont pas supérieurs à ceux des entreprises capitalistes, les cadences n'y sont pas inférieures, ni le travail moins parcellisé ; les ouvriers ne contrôlent en aucune façon le processus de production et l'horloge pointeuse y symbolise, comme partout ailleurs, la désappropriation de leur temps.
En d'autres termes, on pourrait dire que les salariés sont au sein de l'A.O.I.P. plus consentants à leur propre exploitation, plus complices de leur propre exploitation que dans n'importe quelle autre entreprise capitaliste. En d'autres termes encore, on pourrait dire que la stratégie des responsables de la coopérative n'a pas peut-être grand chose à voir avec l'idéal coopératif mais ressemble plutôt comme une sœur jumelle à la stratégie d'une certaine frange, de plus en plus, étoffée du patronat qui a bien compris qu'un des moyens d'élever le niveau de la productivité des entreprises consistait à améliorer la satisfaction des ouvriers et qu'il n'est pas coûteux d'augmenter celle-ci en introduisant, quand cela est possible, une certaine souplesse dans la gestion du temps (horaires libres ou à la carte), une certaine détente dans les relations hiérarchiques, et en promouvant des expériences de revalorisation des tâches.
Il n'est pas indifférent à ce propos de remarquer qu'à l'A.O.I.P. la discipline et la rigueur du contrôle ne sont absents que lorsque des garde-fous existent qui permettent de mesurer et d'imposer la productivité du travail ; ainsi, s'il règne effectivement un esprit de liberté dans les ateliers parisiens où l'on peut, comme on l'a dit, circuler, se déplacer, discuter, fumer une cigarette, écouter la radio, c'est que chacun se voit assigné un nombre préétabli de pièces à effectuer selon des normes bien prédéterminées. C'est aussi que le travail s'y fait sur postes individuels et que la liberté relative dont dispose chacun ne peut compromettre le bon fonctionnement de l'atelier.
Dans les bureaux, par contre, où il n'y a pas de toute évidence d'autres critères d'évaluation du travail des employés que celui du temps qu'ils passent au travail, la liberté est moindre et les contraintes beaucoup plus strictes. Le règlement, plus sévère, y est appliqué avec une vigilance certaine.
Dans les usines de province, c'est l'outil de production et l'intensité du travail qui n'autorisent pas une ambiance comparable à celle des ateliers parisiens ; les chaînes de montage, les cadences soutenues y imposent une discipline rigoureuse et ne permettent pas de porosité dans la journée de travail.
Pour des ouvriers recrutés de façon aléatoire (qu'ils soient sociétaires ou non, leur entrée à l'A.O.I.P. ne correspond en effet pratiquement jamais à la volonté de réaliser des aspirations idéologiques liées à l'idéal coopératif, mais est presque toujours fortuite), mal formés aux affaires coopératives par rapport auxquelles ils n'ont que de faibles attentes, on conçoit que l'A.O.I.P. qui n'est pas très différente, somme toute, d'un “ capitalisme à visage un peu humain ” constitue un havre de paix qu'ils cherchent à conserver et à défendre et pour lequel ils sont prêts à faire des compromis.

NOTA :

Depuis le 5 janvier 1980, l'A.O.I.P. n'est plus la plus grande coopérative du monde. Le plan de démantèlement de l'A.O.I.P., proposé par le Ministère des P.T.T. pour résoudre la très grave crise qu'elle traversait a été, après un premier refus le 1er décembre 1979, finalement accepté par l'Assemblée Générale des sociétaires. L'A.O.I.P. perd ainsi tout son secteur de la téléphonie publique, soit 80% de son chiffre d'affaires, le 3/4 de ses activités et les 2/3 de ses effectifs ; secteur qu'elle cède à C.I.T.-Alcatel et Thomson, les deux grands français de la téléphonie. L'A.O.I.P. ne conserve plus que ses activités de téléphonie privée, d'appareils de mesure et de navigation et de chantiers.

En 1979, l'A.O.I.P. avait perdu plus de 60 millions de francs et se voyait menacée d'un dépôt de bilan. Elle n'avait pas su s'adapter au virage de l'électronisation imposée par les P.T.T. dès 1975 : le central temporel qui se substitue au central électromécanique et fait appel aux techniques très sophistiquées des microprocesseurs, exige de lourds investissements et nécessite quatre fois moins de personnel de fabrication. Problèmes insolubles pour une coopérative : dans l'amplification de la bataille technologique et économique mondiale, l'A.O.I.P. se trouvait trop désarmée.

Entre la disparition totale de leur coopérative et son dépeçage, les sociétaires de l'A.O.I.P. ont finalement opte pour la deuxième solution. Parce qu'ils tenaient plus que tout à la survie de leur coopérative, mais parce . que, également, c'était le seul moyen de continuer d'assurer leur emploi aux salariés des usines de Guingamp et Morlaix, qui passent sous la coupe de C.I.T.-Alcatel et Thomson avec une assurance de 32 h hebdomadaires minimales.


1. Linhart Danièle, L'A.O.I.P. ; un capitalisme à visage humain, in l'organisation et le vécu du travail dans les sociétés coopératives ouvrières de production à partir de quatre monographies, en collaboration avec Bouchard Georges, Lesaffre Benoist, Ségal Jean-Pierre, Rapport CEREBE, Paris, Septembre 1975.

2. On remarquera que les femmes sont confinées dans les postes subalternes. On peut déjà entrevoir qu'il n'existe pas de politique promotionnelle pour les femmes et qu'elles sont ici comme dans les entreprises traditionnelles, la plupart du temps déqualifiées. A signaler également que dans les usines de province, des jeunes filles bachelières sont souvent embauchées comme O.S..

3. Pour devenir sociétaire, il faut avoir été occupé de façon continue dans l'entreprise pendant un an au moins, avoir la majorité légale et moins de 40 ans, être agréé sur demande écrite par le Conseil d'Administration et admis par l'Assemblée Générale des sociétaires. L'associé s'engage, à compter de son admission au sociétariat à verser tous les ans 5% de son salaire annuel brut pendant vingt ans, ou, s'il a moins de 35 ans, 4% de son salaire annuel brut pendant vingt-cinq ans. Ces dispositions sont conformes aux statuts types de la Confédération.

4. C'est à travers le discours des “ Anciens ” et la rétrospective historique qu'a reconstituée le Président de l'A.O.I.P. en s'appuyant sur les comptes rendus des délibérations du Conseil d'Administration, que nous retraçons l'histoire de l'A.O.I.P.

5. Auparavant, il n'y avait en tout et pour tout, comme distinctions hiérarchiques, que les fonctions suivantes : Président du Conseil, Chef du personnel, Chef de fabrication (depuis 1937 seulement) et Chefs d'équipes.

6. Il est difficile de dater exactement l'instauration de cette horloge. D'après les “ anciens ”, elle existait déjà en. 1937.

7. Par la suite, dans l'optique d'accroissement du capital social, il fut apporté une modification dans la souscription. Jusqu'alors on souscrivait une somme fixe pour accéder au sociétariat. En 1955 on décida qu'il fallait souscrire 5% de son salaire pendant 20 ans. Les gens payèrent donc plus cher, mais cela permit d'augmenter le capital social.

8. Le calcul des primes de boni suivant les catégories socioprofessionnelles est d'une très grande complexité et très peu de salariés arrivent à comprendre leurs fiches de paie. Parmi les représentants du personnel, il en est un qui bénéficie d'une popularité non négligeable fondée sur le fait qu'il a assimilé les principes du calcul et qu'il n'hésite pas à donner des consultations.

9. Il faut cependant remarquer ici que les responsables de l'A.O.LP. ont toujours considéré que leur mission principale était de garantir l'emploi pour tous li salariés. On ne licencie à l´A.O.I.P. qu'en ultime ressort comme ce fut le ci en 1937 lorsque les effets de la crise commencèrent de se faire sentir dans coopérative.

10. Il était, à tous points de vue, bien plus intéressant d'être sociétaire il y a une vingtaine d'années qu'actuellement. Voir tableau ci-après.

11. Il n'y a, à l'A.O.I.P., qu'un seul syndicat, la C.G.T. qui regroupe sur Paris 971 membres pour un total approximatif de 2.000 salariés.

12. D'après la loi, les délégués titulaires du personnel ont droit à un quota de 15 heures par mois ; à l'A.O.I.P. les suppléants bénéficient des mêmes droits, ce qui est tout à fait exceptionnel. Le décompte de ces heures se fait sur un papier où sont consignées les heures de délégation, il n'y a pas de vérification, la direction faisant confiance aux délégués. Ceux-ci ne se contentent pas des libertés “ octroyées ”, ils cherchent à en arracher le plus possible : “ // y a deux ans, on avait pris la décision d'aller dans les ateliers et bureaux exposer pendant les heures de travail la position de la direction sur certains problèmes... au début le chef du personnel a un peu réagi... maintenant il y a plus de problèmes ” (un délégué du personnel).

13. Il faut signaler que dans la téléphonie, les cadences sont en général considérées comme raisonnables ; elles ont, par exemple, toujours été moins dures que dans l'industrie automobile.

14. Nous avons déjà relevé cette phrase particulièrement significative du Manifeste coopératif : “ Au sens technique du mot, il n'y a pas d'organisation du travail coopératif. ”

15. “ La mécanisation, c'est comme la cohabitation en masse, ça apporte l'isolement ” Cette réflexion émane d'une employée qui travaille à l'A.O.I.P. depuis 20 ans

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