retour Accueil Le Syndicat des Ouvriers en Instruments de Précision
(par Edmond Briat, sept. 1899)


Ce texte d'Edmond Briat, paru dans la revue “ Le Mouvement Socialiste ” de septembre 1899, retrace l'historique du Syndicat des Ouvriers en Instruments de Précision. Je l'ai retranscrit à partir du document que l'on peut consulter sur le site Gallica, de la Bibliothèque Nationale de France (voir document original).

Le Syndicat des ouvriers en Instruments de précision fut créé le 12 juillet 1892, à la suite d'un différend entre un ouvrier, le camarade Viardot1, et son patron, M. Ducretet. Ce camarade fut renvoyé de l'atelier, après plusieurs années de travail, sans délai de prévenance ; le motif que lui donna M. Ducretet n'étant pas valable, il l'attaqua devant le conseil des prud'hommes lui demandant une indemnité. Au bureau de conciliation, l'affaire fut renvoyée à enquête auprès de M. Deffez, conseiller prud'homme patron. L'affaire conciliée, le conseiller dit a notre camarade que, bien des fois, les conflits entre patrons et ouvriers duraient longtemps et demandaient certaines connaissances que l'ouvrier isolé ignorait ; il lui parla d'un groupement qui aurait en tête des hommes assez intelligents pour avoir des renseignements utiles et servir d'intermédiaires. Notre camarade comprit l'utilité de ce groupement préconisé par un patron et d'accord avec un certain nombre d'ouvriers de la corporation, il fit une réunion où une commission fut nommée pour élaborer des statuts.

En 1892 on comptait a Paris et dans le département de la Seine 1,200 ouvriers, 300 environ répondirent à l'appel lancé par les membres de la Commission et, après l'adoption des statuts, donnèrent leur adhésion.

Le Syndicat fut créé avec le litre de : Chambre syndicale des ouvriers en Instruments de précision et des parties similaires. Avant d'entrer dans l'historique du Syndicat actuel, il est utile de jeter un regard en arrière sur la corporation et son action au point de vue du groupement.

En 1848, après un appel fait par Louis Blanc, engageant les travailleurs à se grouper et à former des associations ouvrières (coopératives de production), une tentative entreprise par quelques ouvriers de l'époque eut du succès auprès de leurs collègues. Chaque adhérent à un atelier commun avait la facilité d'apporter son obole. Une somme importante fut recueillie.

Cinq ouvriers débutèrent, sous la direction d'un camarade ; malheureusement cette association ne dura que trois mois ; les affaires de juin 1848 amenèrent l'arrestation de ceux qui s'étaient mis à la tête de ce mouvement d'émancipation. Ces camarades arrêtés furent condamnés à la déportation.

Parmi les travailleurs, certaines professions plus persévérantes surent profiter des avantages que leur laissa le mouvement de 1848 ; mais la corporation des instruments de précision, plus timorée, sembla se désintéresser complètement des moyens profitables à d'autres, alors que la fabrication des instruments de précision n'étant pas très connue pouvait être recherchée par ceux s'intéressant aux sciences et à qui il fallait des appareils indispensables.

En 1862, époque où la ville de Londres organisa une exposition universelle internationale, des ouvriers qui avaient pris part au mouvement de 1848 décidèrent l'envoi de plusieurs délégués à cette exposition et l'appel suivant fut lancé :

“ Voici le jour arrivé où, pour la première fois, nous sommes appelés à appliquer le suffrage universel à l'élection des représentants de notre industrie. La France ouvrière sera admise au concours international tenu en Angleterre. Faisons tous nos efforts pour que cette nouvelle consécration d'un grand principe soit belle et grande comme le principe lui-même. Nous comptons sur votre empressement à remplir votre devoir ; que le calme comme la dignité et l'intelligence président à nos élections et nous prouverons que nous sommes dignes d'exercer le droit qui nous appartient. Tout ouvrier est électeur, chaque électeur inscrira sur son bulletin de vote un nom de la liste des candidats et déposera son bulletin dans l'urne. On votera dimanche 6 juillet, de 10 heures à 4 heures, dans la salle de l'école des garçons, rue Sainte-Elisabeth, 12. ”

On voit qu'à cette époque les ouvriers de la corporation étaient désireux de comparer leur industrie avec celles des étrangers.

L'impression que rapportèrent les quatre délégués fut que dans quelques maisons seulement, le travail pouvait être considéré comme équivalent à celui de France, mais la majeure partie lui était inférieure comme fabrication. Ils constatèrent aussi que l'ouvrier était mieux traité, considéré dans les maisons anglaises, que le travail était effectué généralement à l'heure, et que le salaire de l'ouvrier anglais était supérieur à celui de l'ouvrier français.

A leur retour les délégués voulurent créer un syndicat, mais ils échouèrent devant l'indifférence de leurs camarades.

En 1865 ils firent une nouvelle tentative, ils adressèrent un appel aux ouvriers pour s'entendre sur les moyens à employer pour obtenir une amélioration de situation. Après discussion, il fut décidé de faire grève dans les maisons où l'on était obligé de faire douze heures de travail et de demander la journée de dix heures avec augmentation de salaire. La lutte dura deux mois, 320 ouvriers y avaient pris part, presque la totalité des ouvriers de la corporation ; malheureusement elle échoua, mais elle eut pour effet de resserrer les liens de ceux qui avaient souffert.

Après la liquidation des frais occasionnés par la grève, le reliquat fut employer à fonder une chambre syndicale, sous le titre de : Société de crédit mutuel, pour éviter les rigueurs du gouvernement. En 1867, époque de l'exposition universelle, cette organisation prit l'initiative d'y envoyer des délégués. II en fut désigné sept, chargés d'établir les progrès de la mécanique de précision. Dans les rapports, il fut constaté qu'elle avait fait de sensibles progrès depuis l'exposition de Londres. Les délégués furent unanimes à engager les camarades à revendiquer la journée de dix heures et l'extension des conseils de prud'hommes.

C'est à partir de ce moment que se manifeste sérieusement l'idée syndicale, mais l'organisation qui commençait à marcher fut détruite en 1868 par des intrigues de sociétaires peu scrupuleux.

A la fin de la guerre de 1870, quelques camarades, profitant de l'idée d'émancipation laissée par quelques révoltés, fondèrent la Chambre syndicale des mécaniciens et tourneurs. Les débuts furent heureux, secondés par le travail supplémentaire dans les ateliers de télégraphie où les bras manquaient ; les patrons furent obligés de consentir à une augmentation de salaire ; c'est alors que ces derniers décidèrent la création d'une Chambre syndicale patronale qui, peu de temps après sa création, proposa une entente avec le syndicat ouvrier, en créant des commissions mixtes. Le résultat fut la dissolution du Syndicat patronal et l'ébranlement de l'organisation ouvrière dans ses principes. II y eut de nombreuses démissions. Les continuateurs, à la tête d'un capital, voulurent fonder un atelier pour les chômeurs, ils lancèrent des actions de 5o francs, mais le résultat fut nul et ils décidèrent d'abandonner leur première idée. Ils firent une école professionnelle d'apprentissage qui bénéficia d'une subvention de 3,ooo francs. Malgré l'aide du conseil municipal, l'école ne dura que deux ans et ne rendit aucun service aux travailleurs.

En 1881 une grève, qui avait pour motif une augmentation de 0 fr.10 de l'heure, éclata dans la maison Postel Vinay. La Chambre syndicale, qui existait toujours de nom, invita les camarades à grossir ses rangs. Ces derniers refusèrent, et la lutte fut menée par un comité. La grève échoua et l'Union des mécaniciens fut crée ; sa durée fut courte et pendant son existence un seul fait est à signaler : la mise à l'index de plusieurs maisons, observée scrupuleusement par les ouvriers. Au moment de la dissolution, l'avoir s'élevait à 4,000 francs environ, un membre proposa la fondation d'un atelier mais la majorité, soucieuse des critiques dont elle pouvait être l'objet, adopta le remboursement des cotisations versées, en tenant compte des dépenses, et notre corporation, de l883 à 1892, retomba dans l'accalmie.

En juillet 1892 fut créée la Chambre syndicale actuelle. J'ai expliqué au début comment elle avait pris naissance. Au commencement la défiance régnait parmi nos camarades, qui n'avaient pas trouvé leur idéal dans les précédentes organisations, et qui craignaient que celle-ci eût le sort des précédentes. Les fondateurs eurent le soin d'élaborer des statuts très précis au sujet des rapports avec les patrons. Après quelques mois les adhésions furent plus nombreuses, et pour permettre aux syndiqués de suivre le travail du Syndicat, il fut décidé en assemblée générale la création du Bulletin de la Chambre syndicale, en montant la cotisation de 0 fr.25 à 0 fr.30. Depuis cette époque le Bulletin a paru régulièrement, il a servi à faire une propagande active et à signaler les abus patronaux. Ce Bulletin a pour la Chambre syndicale une grande importance. Ceux qui ne suivent pas les réunions sont mis par lui au courant du mouvement syndical et entretenus dans l'idée d'union pour la défense de nos droits. Il est urgent que les syndicats ouvriers fassent les plus grands sacrifices pour posséder un organe, outil indispensable à l'action.

Quelque temps après la création du Bulletin, plusieurs camarades proposèrent celle d'une caisse de grèves pour aider les autres syndicats qui se trouvaient en lutte, sans qu'il fût utile de prendre à la caisse du Syndicat. Cette proposition eut de fervents défenseurs mais aussi de terribles adversaires. Pour la faire voter, les auteurs furent obligés de la rendre facultative aux syndiqués. La cotisation est de 0 fr.05 par mois et payable par trimestre. Un quart de nos syndiqués versent régulièrement et par ce moyen nous donnons à toutes les grèves sans toucher aux cotisations des syndiqués.

Notre syndicat donne, par jour, aux syndiqués les indemnités suivantes : Cas de résistance 5 francs, cas de grève 2 francs, cas de chômage, 1 fr.50, pour les vieux syndiqués que les patrons jettent à la porte une indemnité de 1 franc pendant un an, à condition qu'ils aient au moins 2 ans de présence au syndicat.

L'indemnité du cas de résistance est donnée aux syndiqués qui refusent de subir une diminution de prix de façon ou de l'heure et à ceux, qui sont renvoyés comme faisant partie du Syndicat. Depuis 1892 nous avons payé 8,755 francs pour ce cas.

L'indemnité du cas de grève est donnée aux ouvriers qui sont obligés de quitter l'atelier pour défendre leur salaire ou leurs droits. Au bout de la deuxième semaine de grève, la cotisation des sociétaires est doublée et par ce moyen nous participons tous à la lutte eu mettant en pratique la maxime : tous pour un, un pour tous.

Le Syndical des ouvriers en Instruments de précision a, depuis quatre ans, fait tous ses efforts pour soutenir, devant le conseil des prud'hommes et le Tribunal de commerce, l'ouvrier lésé dans ses intérêts ou renvoyé après plusieurs années de travail ; il lui avance les fonds nécessaires pour poursuivre son patron. Quand l'affaire est portée au moyen de la demande reconventionnelle, devant le Tribunal de commerce, le Syndicat charge un de ses membres, au courant de ces sortes d'affaires, de représenter le syndiqué. Depuis que nous avons pris en main les affaires de nos syndiqués, nous avons été jusqu'ici assez heureux pour les gagner toutes.

Ces résultats qui sont connus par les ouvriers de notre métier, n'ont pas été sans nous amener des indifférents qui étaient restés isolés.

Le Syndicat des ouvriers en Instruments de précision a créé, il y a trois ans, des cours professionnels, et donne pendant la saison d'hiver des conférences scientifiques et économiques qui sont suivies par de nombreux auditeurs, hommes et femmes.

Le Syndicat fait son possible pour procurer du travail à ses membres chômeurs ; un bureau de placement, absolument gratuit, est ouvert tous les jours.

Au point de vue matériel, nous aidons autant que nous le pouvons les camarades syndiqués.

Au point de vue moral, notre Syndicat envoie régulièrement un délégué à tous les Congrès corporatifs : il est adhérent au Comité de vigilance des prud'hommes ouvriers, à l'Union des Syndicats de la Seine (la véritable Bourse du Travail de Paris reconnue comme telle par les Congrès des Bourses du Travail.)

Le Syndicat compte la moitié de la corporation qui paie régulièrement ses cotisations.

Le but que nous poursuivons est la suppression du salariat, et nous croyons que le moyen pour l'obtenir est la révolution sociale. C'est pourquoi dans tous les Congrès nous nous sommes prononcés en faveur de la grève générale, mais à l'heure actuelle il faut encore faire l'éducation de nos camarades et la meilleure méthode est l'école du Syndicat.

Le Syndicat cherche à augmenter l'instruction de ses membres par des causeries, des brochures et des journaux. Quand la masse aura compris sa force, quand le mouvement économique aura groupé, dans les Syndicats, un grand nombre d'ouvriers qui auront fait leur éducation sociale, les travailleurs détruiront cette société bourgeoise et égoïste, qui nous opprime, pour créer une société nouvelle basée sur l'amour de l'humanité.

Pour activer cette heure tant attendue par les militants, il est nécessaire que tous les hommes de cœur se mettent à l'œuvre afin de consolider le terrain des Syndicats qui, croyons-nous, est le plus sûr et le plus fécond pour arriver à faire des hommes libres sur une terre libre.

E. Briat.

1. Charles Viardot sera directeur de l'A.O.I.P. de sa création, en 1896, jusqu'en 1920.

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